Quelques poèmes modernes et contemporains

Le monde qui tourne en moi
me fait mal
la beauté marche creuse
et la mode se dénude à l’envers

le mot aiguille
me pique
mille points de suture
sur ma langue

trêve de blessure
j’ai fourni des gants
des masques
des scalpels aux charlatans

je couche ma vie sur une ligne
âme pliée
sous les lois en faillite du corps

tous les êtres sont à recoudre
à cœur ouvert

James Noël
Extrait de Des poings chauffés à blanc
Editions Bruno Doucey. 2010

‘Gainst death, and all oblivious enmity
Shall you pace forth…
SHAKESPEARE, Sonnets, 55

J’ai sur ma table un bouquet de pervenches
qui commence à pâlir… on en trouvait
à profusion dans la forêt dimanche
(parfois, c’est comme si rien n’entravait

le cœur, on entretient l’oubli… n’empêche
que tout s’impose avec le temps, le mur
enfin s’effondre, la fleur dessèche
et l’amour se pourrit comme un fruit mûr)

Je te confie ce bouquet de langage
emporte-le sur les chemins où tu
situes la crête et qu’afin de partage
il y résonne autant que je l’ai tu

la pâleur j’y consens, que ce soit diaphane
ce qui doit l’être et que le reste fane.

Bertrand Degott
Extrait de A chaque pas
Editions L’arrière-Pays. 2008

Il passe au bleu. Ses contours se perdent, dilués dans l'inexistence. Il ne peut que s'enfoncer indéfiniment en soi, incapable de se connaître ni de se mirer. Épuisé par sa propre ignorance, le ciel bleuit de lassitude. Sa couleur est sa manière propre de désespérer, impeccablement pur au-dessus des robes claires et des rires. De ce qui le traverse, il ne conserve pas la trace. On n'y voit point de cicatrice à l'œil nu, hormis les rubans de fumées peu à peu dispersées des usines et des aéroplanes. Il oublie. Et pourtant ce bleu est mémoire. C'est là son unique raison d’être. Il ne sait pas au juste de quoi il se souvient, ni même si cela eut jamais une forme et un nom. Mais il veille sur ce souvenir. Avec une obstination calme, il fixe un vide lointain. Il n’en a pas fini avec le premier jour.

Jean-Michel Maulpoix
Extrait de Une histoire de bleu
Editions nrf Poésie Gallimard.1992

J'ai le recueil chez moi ! Il est génial, je l'ai beaucoup aimé.

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Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Jacara10

Ah oui, je me souviens qu'on en avait parlé. Oui, moi aussi, j'aime beaucoup ce recueil. Et l'homme aussi est très intéressant. Il multiplie les activités concernant l'histoire et l'analyse de la poésie, en tant que critique, enseignant, éditeur... Voici son site : http://www.maulpoix.net/

CAMÉSCOPE, TÉLÉVISEUR, PONCEUSE

LE CAMÉSCOPE

Oublié
dans
le cou-
loir il

continue
de filmer
en gros
plan

au ras
du sol
la vie
des rats.

LE TÉLÉVISEUR

Écran
plat affi-
nant la
pureté

des cou-
leurs.
Demeure
éteint

et reflète
1 homme
assis
ligoté.

LA PONCEUSE

Son
ponçage
ultra-
fin

trans-
forme le
méchant
Visage

pâle en
gentil
Peau-
Rouge.

CHAISE, ALARME, BUFFET

LA CHAISE

Style
campagne.
Dossier
hêtre

verni,
assise
paille de
seigle.

Flotte
au milieu
de la
piscine.

L'ALARME

Une
sirène
intérieure
et 2

détecteurs
de mouve-
ment. La
sirène

extérieu-
re est
en
panne.

LE BUFFET

Chêne
massif.
Largeur
157 cm,

hauteur
90. Bar-
ricade
la porte

d'entrée
fendue
à la
hache.

Jean-Luc Caizergues
Extrait de Petit catalogue de vente par correspondance.
Poésie-Fiction
Éditions Flammarion. 2008

Sujet: Re: Quelques poèmes modernes et contemporains Jeu 1 Mar 2012 - 16:46

Faire tourner
une
deux
trois fois la langue
évidence crue
grinçante ouverture
d'une porte sur les gonds

le temps humain
la seule fêlure à dire
à perdre haleine

James Noël
Extrat de Des poings chauffés à blanc
Editions Bruno Doucey

Sujet: Re: Quelques poèmes modernes et contemporains Ven 2 Mar 2012 - 10:54

Elle voudrait partir,
La ville, se quitter,

En montant dans le noir,
En se dilapidant parmi les mille vents,
Les eaux qu’elle salit, les cadavres des hommes.

Elle voudrait partir
En brouillard, en poussière,
En sanglots, en hoquets, en linge abandonné.

…

Et nous qui l’habitons,Nous devons la subir

Qui se voit tous les jours
En train de se quitter

Et veut pourtant rester
Lumière sur les lieux

Qu’elle abandonnerait
Pour le noir et le vague.

Guillevic
Extrait de Ville
Editions nrf Poésie Gallimard. 1969

Mot de Laine Messages : 91 Age : 26

Celui-là, je le trouve excellent Smile

Je n'avais jamais vu de personnification de la ville, je ne sais pas si ça se fait. Ça m'a plu en tout cas, cette ville qui veut s'abandonner.

Citation :: Elle voudrait partir
En brouillard, en poussière,
En sanglots, en hoquets, en linge abandonné.

Et j'adore ce passage.

Sujet: Re: Quelques poèmes modernes et contemporains Dim 4 Mar 2012 - 12:57

Content que ça te plaise. Tout le recueil est du même tonneau : Des poèmes brefs sur la ville.

Sujet: Re: Quelques poèmes modernes et contemporains Lun 5 Mar 2012 - 19:21

Chaque poème

A sa dose d’ombre,
De refus.

Pourtant, le poème
Est tourné vers l’ouvert

Et sous l’ombre qu’il occupe
Un soleil perce et rayonne.

Un soleil qui règne.

Guillevic
Extrait de Art poétique
Editions nrf Poésie Gallimard. 1989

Mot d'Améthyste Messages : 7743

Guillevic, Guillevic Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 316980

Sujet: Re: Quelques poèmes modernes et contemporains Lun 5 Mar 2012 - 20:09

Héhé, pareil ! Very Happy

Je suis en train de lire ce recueil (Art Poétique) comme on lit un roman. Il s'interroge sur ce qu'il écrit, les mots, l'inspiration, simplement, et c'est somptueux.

Sujet: Re: Quelques poèmes modernes et contemporains Ven 16 Mar 2012 - 16:56

INSOMNIE

Pouvoir décoller de ma densité charnelle
Et me faufiler sur une arête d’ombre
Sans rien amputer de mes restes…
… (Je tiens aux mots, je crois aux gestes)…
Sur ces toits branlants
Sauter à cloche-pied
de murailles en années,
Cracher ici pisser par là
sans plus jamais retrouver mon départ
ni par le sexe
ni par l’âme
avec une simple courbette amicale
aux registres d’Etat-Civil refermés
Sur des lendemains improbables…
Me fondre enfin
avec le plasma des pierres initiales
et des arbres, vainqueurs de l’Homme
Tandis que l’Eternité poserait sur son visage éteint
le masque de l’Amour atomisé !

Jacques D. Borel
extrait de Fragment
Revue Poésie 1. N°33. 1973

temps mort : l’orage rivé aux carreaux,
la soif adossée à l’autre versant

le seul verre à saisir
dans l’entre-deux des gouttes contre la joue
est une surface réfléchissante

(on entend par là un miroir
où se dépose, à bout de souffle, l’haleine équarrie
par la pluie, prête à couper —

Blandine Merle
Extrait de Par obole
Prix de la vocation
Editions Cheyne. 2011

Quill Queen Messages : 14866 Age : 34 Localisation : Lyon

Jé a écrit:: on entend par là un miroir
où se dépose, à bout de souffle, l’haleine équarrie
par la pluie, prête à couper —

C'est vraiment magnifique.

_________________
Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Inception_Top_by_Crimson_Jazz

« There are poems inside of you that paper can't handle. »

Oui, c'est un très beau passage, en effet. J'ai acheté ce recueil hier, et depuis j'ai du mal d'en décrocher. C'est une écriture à fleur de peau, et ce qu'elle dit reflète une histoire très sombre, un viol apparemment. Voici le poème d'ouverture :

sous la pluie pourrait tenir lieu de préambule
si l'on ajoute, presque aussitôt,
le détail d'une auto tamponneuse

et dans le souvenir forain refait surface
un regard de contrebande :
hameçon à flanc de robe
faisant fi de toutes formalités
troussant plutôt, remontant par le fer
le grain de peau pris au piège,
forçant l'encadrement du pas de la porte qui s'ouvre,
le contraignant d'aller au bain

Blandine Merle
Extrait de Par obole
Prix de la vocation
Editions Cheyne. 2011

L’AMOUR ENDORMI SUR LE SEIN DU POÈTE

Tu ne sauras jamais combien je t’aime,
parce que tu dors en moi, que tu es endormi.
Moi, je te cache en larmes et poursuivi
par une voix dont l’acier me pénètre.

La loi qui fait frémir l’astre et la chair
transperce désormais mon cœur meurtri
et les troubles paroles de l’envie
ont mordu l’aile de ton esprit sévère.

Ils ont sauté dans nos jardins, les gens,
à l’affût de ton corps et de mon agonie
montés sur des chevaux aux verts crins flamboyants.

Mais continue à dormir, ô ma vie.
Entends mon sang brisé dans les violons,
cependant qu’alentour on nous épie !

Federico Garcia Lorca
Traduction : André Belamich
Extrait de Poésies II : 1921-1927
Editions nrf Poésie Gallimard. 1954

Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Dubouc10

Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Dubouc11

Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Dubouc12

Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Dubouc13

Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Dubouc14

Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Dubouc15

Quelques poèmes modernes et contemporains - Page 2 Dubouc16

André du Bouchet
Extrait de l'ajour
Editions nrf Gallimard. 1984

Mot d'Or Messages : 9217 Age : 31 Loisirs : vivre

Jé, merci. Et continuuuuuuuuuuuuuuuuuues !

Héhé, merci à toi. Smile

Et oui, c'est à cause de la forme de ton poème que j'ai pensé à Bouchet. Son écriture est très intéressante. Il y a Fabienne Courtade aussi qui propose actuellement ce genre de forme dans son travail. Je déposerais un de ses poème ici demain.

Mot d'Or Messages : 9217 Age : 31 Loisirs : vivre

Jé a écrit:: Et oui, c'est à cause de la forme de ton poème que j'ai pensé à Bouchet. Son écriture est très intéressante.

Celui de la Nuit d'Ecriture, par la fenêtre ? Ou le Cactus ?
En tout cas ce sont de petites merveilles que tu nous offres là.

Le cactus

Le poème, éclaté comme un obus qui rêve. Broussaille des étés des râles des blasphèmes ; chimie de l’orgue et du vent ; mouvement perpétuel dont je suis l’axe.

Le reste me regarde, le reste me construit dans l’esprit adultère et l’inutilité des vieux rites barbares. J’ai pris les mots pour amulettes. Je prêche, et j’ai choisi de ne plus rien savoir.

Viens. Occupe mes territoires déserts. Plus de races, plus de saisons. Tu neiges lentement ma nouvelle durée. Tu me recrées à mon image.

Christian Hubin
Extrait de Terre ultime
Éditions Fagne. 1970

Y a du soleil dans la rue
J'aime le soleil mais j'aime pas la rue
Alors je reste chez moi
En attendant que le monde vienne
Avec ses tours dorées
Et ses cascades blanches
Avec ses voix de larmes
Et les chansons des gens qui sont gais
Ou qui sont payés pour chanter
Et le soir il vient un moment
Où la rue devient autre chose
Et disparaît sous le plumage
De la nuit pleine de peut-être
Et des rêves de ceux qui sont morts
Alors je descends dans la rue
Elle s'étend jusqu'à l'aube
Une fumée s'étire tout près
Et je marche au milieu de l'eau sèche
De l'eau rêche de la nuit fraîche
Le soleil reviendra bientôt.

Boris Vian
Extrait de Je voudrais pas crever
Editions Pauvert. 1951-1959

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