Quelques poèmes modernes et contemporains

Voilà, j'aimerais partager avec vous des poèmes d'auteurs que j'apprécie, vos retours sur ces textes sont les bienvenus.  



Comment dormir,
comment dormir avec la pluie
tombant syllabe
après syllabe sur les yeux ?

Jamais je ne t'ai désiré ainsi,
jamais :
les doigts, tous les doigts aveuglés.

Couronné d'écume -
ainsi devrait être
le corps.
Et le feu.



Eugénio de Andrade
Extrait de Matière solaire.
Editions nrf Poésie Gallimard. 1980

Yeaaah, je vais suivre ce topic. ^^

C'est trop beau, ça :

Citation :

Comment dormir,
comment dormir avec la pluie
tombant syllabe
après syllabe sur les yeux ?

Moi c'est la fin que j'ai préférée :

Citation :

Couronné d'écume -
ainsi devrait être
le corps.
Et le feu.

(décidément, le concept de projet 365/366 est déclinable à l'infini )

J'aime les deux passages que vous citez, entre autre, pour ce jeu entre le corps et les éléments : œil-eau, corps-feu.

"tous les doigts aveuglés." me font frémir aussi.

(Edit : Héhé, oui Plum. D'ailleurs ce projet vidéo que j'ai découvert grâce à toi, me semble très intéressant.)

(Oui c'est mon 5ème jour aujourd'hui et ça me plaît toujours autant)

J’observe le repos du dimanche
Et je loue la paresse
Comment comment réduire
L’infiniment petite science
Que m’imposent mes sens
L’un est pareil aux montagnes au ciel
Aux villes à mon amour
Il ressemble aux saisons
Il vit décapité sa tête est le soleil
Et la lune son coup tranché
Je voudrais éprouver une ardeur infinie
Monstre de mon ouïe tu rugis et tu pleures
Le tonnerre te serre de chevelure
Et tes griffes répètent le chant des oiseaux
Le toucher monstrueux m’a pénétré m’empoisonne
Mes yeux nagent loin de moi
Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve
La bête des fumées a la tête fleurie
Et le monstre le plus beau
Ayant la saveur du laurier se désole



Guillaume Apollinaire
Extrait de Alcools.
Editions nrf Poésie Gallimard. 1920

Nos pieds nus sur le pavement de pierre
au bord d’une baie où fléchissent nos gestes,
l’œil poreux pénétré des premières humidités,
les clartés aplaties…

Nos ventres pris dans les mailles de la vallée,
la chaude haleine de l’herbe,
conque d’hiver dans l’été…

Ainsi s’émiette notre présent,
nos corps libérés des pesants lacis d’ombre.



Lysiane Rakotoson
Extrait de Une neige et des baisers exacts.
Editions Cheyne. 2010

des mots
passés sur l’autre rive

à dire

les syncopes de l’air
et du silence

ils disent de quoi

demain ne sera pas


l’épreuve des faits

en arrière vers ton dos
voilà que tu te retrouves vieux
sans prolongement ni chambre à part
pour gagner

l’autre fenêtre

comme endormie

laisse plus d’espace
qu’une ligne droite et des papiers jaunis

une trêve au jour le jour

parce que

la vie n’attend personne



Guy Benoit
Extrait de La Salle du bout.
Editions Mai hors saison. 2008

Béatrice Libert
Extrait de Passage et Permanence.
Editions Tétras Lyre. 2009

Celui-ci est splendide !

Ravi que celui-ci te plaise . D'ailleurs,les autres poèmes de ce recueil sont du même tonneau, vraiment intéressants.

Bon, aujourd'hui je suis tenté par Eluard, alors c'est parti :




VI

Toi la seule et j’entends les herbes de ton rire
Toi c’est ta tête qui t’enlève
Et du haut des dangers de mort
Sur les globes brouillés de pluie des vallées
Sous la lumière lourde sous le ciel de terre
Tu enfantes la chute.
Les oiseaux ne sont plus un abri suffisant
Ni la paresse ni la fatigue
Le souvenir des bois et des ruisseaux fragiles
Au matin des caprices
Au matin des caresses visibles
Au grand matin de l’absence la chute.
Les barques de tes yeux s’égarent
Dans la dentelle des disparitions
Le gouffre est dévoilé aux autres de l’éteindre
Les ombres que tu crées n’ont pas droit à la nuit.



Paul Eluard
Extrait de L'amour la poésie
Éditions nrf Poésie Gallimard. 1929

NOSTALGIE


Quand la nuit
est au point de finir
au temps que le printemps est proche
et que rarement
quelqu’un passe

Sur Paris se condense
une obscure couleur
de larme

Au coin
d’un pont
je contemple
le silence sans limite
d’une fille
ténue

Nos deux
maladies
se confondent

Et comme emportés
on demeure



(Locvissa, 28 septembre 1916)


Giuseppe Ungaretti
Extrait de Vie d’un homme
Éditions nrf Poésie Gallimard

Ces jours qui sont à nous, si nous les déplions

Pour entendre leur chuchotante rêverie

Ah c'est à peine si nous les reconnaissons.

Quelqu'un nous a changé toute la broderie.





Jules Supervielle
Extrait de Le forçat innocent
Editions nrf Poésie Gallimard. 1930

Les deux derniers sont absolument superbes.

D'accord avec toi, et content que ça te parle.
Lorsque j'ai découvert les poèmes d'Ungaretti, il y a quelques temps, ça m'a vraiment impressionné ce qu'il arrivait à produire en quelques mots. Surtout dans les poèmes qu'il a écrit entre 1914 et 1918. Pour moi, ce sont comme des tremblements.

Tu m'as motivé à aller acheter les livres dont tu as tiré les extraits, mais je dois me calmer sur les livres en ce moment... Je vais essayer de les trouver à la bibliothèque. Je ne connais Supervielle qu'avec deux ou trois poèmes, et pas du tout Ungaretti. Donc ça sera une totale découverte
Mais je suis d'accord avec ton idée de tremblements, c'est un peu ce que j'ai ressenti en lisant le poème : un frisson qui court sous la peau sans hérisser les poils. Très agréable.

Ce topic est génial, c'est ma petite motivation poétique de tous les jours ahah.

Ah ça me fait plaisir tout ça !
Pour la collection poche de poésie Gallimard, d'où proviennent ces deux poèmes, on peut trouver les recueils d'occasion. Perso, ils m'ont coûté trois euros chacun (d'occasion). Mais tu as raison, la bibliothèque c'est le meilleur plan pour découvrir.
Je pense que le lien entre Ungaretti et Supervielle, c'est la superposition de la nature, les éléments et l'homme, dans leurs écrits.

Pour ce topic, tu me motives à continuer.

Ma mère


Elle est assise
dans ses quarante kilos
devant la mer

vaste
comme les questions
qu’elle se pose

j’imagine
devant la mort.


Elle est assise
sous ses yeux
et sous le ciel

ses yeux regardent
et gardent ce qu’ils regardent

dans sa main
qu’elle dépliera de l’autre côté

comme un enfant montre ses billes
au soleil
et à ses copains.

Elle entraîne ses yeux
à l’horizon

elle s’entraîne
au point de non-retour.


Assise
dans ses quarante kilos
dans ses quatre-vingt-deux ans

elle vérifie une dernière fois
le tour de la terre
par la mer

avec ses yeux
elle marche sur l’eau.


Elle cogne à l’horizon
pour ouvrir
à la mer

la porte du ciel.


Elle se prépare
pour être la première
le dernier jour.



Yvon le Men
Poème publié dans le journal Ouest-France. 2008

Jérôme, toi qui est le pro des poèmes : j'en cherche un mais je me souviens pas de qui c'est. héhé.
C'est un court poème en vers, d'une forme spécifique je crois, genre sonnet, qui décrit une femme laide sauf qu'avec les métaphores utilisés, on pourrait croire que l'auteur décrit sa beauté. Il me semble que c'est d'Aragon mais j'ai un gros doute. Quelque chose du style "sa chevelure argentée", blabla, je crois me souvenir d'une histoire de miroir et d'une description de son sourire mais bon, j'suis certaine de rien.
C'est vrai que mes indications sont vraiment pas top pour retrouver ce dont je parle. En tout cas, si ça te dit quelque chose, je serais bien chanceuse. :3

Edit : Il semble que je confond le poème d'Aragon "Elsa au miroir" avec le poème que je cherche vraiment. Shit. (Ceci dit, j'aime bien Elsa au miroir aussi)

Je me permets, je pense : Du Bellay, sonnet 91, Les Regrets.

Citation :

O beaux cheveux d'argent mignonnement retors !
O front crespe et serein ! et vous face dorée !
O beaux yeux de cristal ! ô grand'bouche honorée,
Qui d'un large repli retrousses tes deux bords !

O belles dents d'ébène ! ô précieux trésors,
Qui faites d'un seul ris toute âme énamourée !
O gorge damasquine en cent plis figurée !
Et vous, beaux grands tétins, dignes d'un si beau corps !

O beaux ongles dorés ! ô main courte, et grassette !
O cuisse délicate ! et vous jambe grossette,
Et ce que je ne puis honnestement nommer !

O beau corps transparent ! ô beaux membres de glace !
O divines beauté ! pardonnez-moi, de grace,
Si, pour estre mortel, je ne vous ose aimer.

Ah moi aussi je l'aime bien Elsa au miroir.
Alors, pour le texte que tu cherches ce n'est pas évident pour moi. Là, comme ça, je ne vois rien qui ressemble vraiment à ce que tu cherches. En revanche, cela me fait penser à la Charogne de Baudelaire, et à ce poème de Paul Scarron.

Dis moi si par hasard c'est ce dernier que tu cherches.

(Edit : ah Hope a peut-être trouvé !)

C'est une drogue ce topic ma parole.

Le gouffre est dévoilé aux autres de l’éteindre
Les ombres que tu crées n’ont pas droit à la nuit.

Paul Eluard

Ouuuuh oui, Julie, merci merci, c'est ça !

Elle est trop forte Julie !^^

Merci Emma !
Je trouve, également, que le passage d'Eluard que tu cites est absolument merveilleux.

CHANSON DE L’ORANGER SEC
À Carmen Morales.


Bûcheron.
Viens abattre mon ombre
et délivre-moi du supplice
de me voir sans oranges.

Pourquoi suis-je né entre des miroirs ?
Le jour tourne autour de moi
et la nuit me répète
avec toutes ses étoiles.

Je veux vivre sans me voir.
Les fourmis et les chardons
je rêverai que ce sont
mes feuilles et mes oiseaux

Bûcheron.
Viens abattre mon ombre
et délivre-moi du supplice
de me voir sans oranges.



Federico Garcia Lorca
Traduction : André Belamich
Extrait de Poésies II. 1921-1927
Editions nrf Poésie Gallimard. 1954